Treize ans après la remarquée décision Marks & Spencer (CJUE, 13 décembre 2005, C-446/03), la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) se prononce de nouveau sur l’imputation de pertes générées à l’étranger et pose peut-être la dernière pierre à sa construction prétorienne.
L’affaire jugée ne concernait pas l’imputation de pertes d’une filiale non résidente, situation qui semble fixée à ce jour par les décisions X Holding BV (CJUE, 25 février 2010, C-377/08) et Agapes (CE, 15 avril 2015, n°368135), mais sur celle de pertes générées par une succursale non résidente.
Dans ce cadre, par sa décision Bevola, Jens W. Trock v Skatteministeriet du 12 juin 2018 (C-650/16) la CJUE conclut que l’impossibilité d’imputer au niveau d’une société membre de l’UE les pertes définitives subies par un établissement stable situé dans un autre Etat membre est contraire à la liberté d’établissement.
En l’espèce, la succursale finlandaise d’une société ayant son siège au Danemark avait, lors de sa fermeture, un stock de déficits reportables. Dans ce contexte, la société a déposé une réclamation en vue d’obtenir l’imputation de ces pertes sur son résultat imposable au Danemark – demande qui lui fut refusée. La société a alors contesté ce refus invoquant une différence de traitement entre les succursales situées au Danemark et celles implantées à l’étranger en violation du principe de la liberté d’établissement prévue par l’article 49 du TFUE.
La Cour d’appel danoise saisie de l’affaire a décidé de sursoir à statuer afin de poser la question de la compatibilité du régime avec la règlementation communautaire.
Après avoir caractérisé la restriction à la liberté d’établissement, la Cour est venue préciser sa jurisprudence sur la condition tenant à la comparabilité des situations. C’est précisément sur ce point que les doutes s’étaient cristallisés laissant craindre une décision défavorable au regard des dernières jurisprudences de la Cour. En effet les arrêts Nordea Bank Danmark et Timac Agro Deutschland semblaient restreindre l’analyse de la comparabilité des situations d’une société mère détenant une succursale résidente et d’une société mère détenant une succursale non résidente.
Toutefois et fort heureusement, la Cour a rappelé que « la comparabilité d’une situation transfrontalière avec une situation interne doit être examinée en tenant compte de l’objectif poursuivi par les dispositions nationales en cause » ; puis en conclut que « s’agissant des pertes attribuables à un établissement stable non-résident qui a cessé toute activité et dont les pertes n’ont pas pu et ne peuvent plus être déduites de son bénéfice imposable dans l’État membre où il exerçait son activité, la situation d’une société résidente détenant un tel établissement n’est pas différente de celle d’une société résidente détenant un établissement stable résident, au regard de l’objectif de prévention de la double déduction des pertes ».
Une fois cet écueil surmonté, la Cour, transposant le raisonnement suivi dans l’arrêt Marks & Spencer s’agissant des raisons impérieuses d’intérêt générales qui justifieraient une atteinte à la liberté d’établissement, ne pouvait que satisfaire la demande du contribuable et juge ainsi que la restriction imposée par la législation en cause était disproportionnée et contraire à la règlementation communautaire. Ainsi, il résulte de cette jurisprudence que « les pertes attribuables à un établissement stable non-résident acquièrent un caractère définitif lorsque, d’une part, la société qui le détient a épuisé toutes les possibilités de déduction de ces pertes qui lui offre le droit de l’Etat membre où se trouve cet établissement et, d’autre part, a cessé de percevoir de ce dernier une quelconque recette, de sorte qu’il n’existe plus aucune possibilité pour que lesdites pertes puissent être prises en compte dans ledit Etat membre ».
Cette décision, qui reconnait l’imputation des déficits générés à l’étranger par une succursale sous les mêmes conditions que ceux générés dans l’état de résidence de la société principale, devrait permettre l’imputation en France des déficits définitivement inutilisables (notamment en cas de fermeture) générés par les succursales de sociétés françaises situées en dehors du territoire national.
Il revient désormais aux juridictions nationales d’en confirmer le sens et d’en apprécier la portée…
On ne doute pas que la possibilité d’imputer en France les pertes définitives de succursales étrangères pourrait devenir un critère de choix pour les sociétés souhaitant structurer une implantation dans un autre Etat membre de l’Union européenne.